Espaces de non-mixité pour #NousToutes – Ségrégation ou Nécessité ?

Rendue invisible par les frasques quotidiennes des « Gilets Jaunes », la marche nationale contre les violences sexistes et sexuelles s’est tenue samedi 24 novembre dans toute la France et a rassemblé 50.000 personnes. Une mobilisation sans précédent contre ce type de violences et surement le plus grand regroupement féministe dans le pays depuis la loi Veil.

Un espace de non-mixité dans la marche parisienne

Le 20 novembre 2018, les organisateur·rice·s de la manifestation ont annoncé sur twitter la mise en place d’un espace non-mixte, c’est-à-dire réservé aux femmes, au sein de la marche :

Bad buzz pour « NousToutes », le groupe organisateur de la marche, qui, par la mise en place de cet espace, a provoqué une polémique rapidement devenue politique, partant de twittos anonymes jusqu’aux leaders de l’opposition.

Le « grand remplacement » : point Godwin de la fachosphère

Naturellement, le premier argument mis en lumière sur les réseaux sociaux est celui d’une supposée « islamisation » de la société française ; et c’est là l’une des principales théories qui alimente la polémique sur les espaces de non-mixité, voire plus généralement toutes les objections faites aux mouvements féministes par les internautes d’extrême-droite.

Rejet de « la séduction à la française », propagande pour la « théorie du genre », naïveté face à l’influence de l’islam sur la soumission des femmes ; autant d’accusations faites au féminisme reposant sur une conception ethnocentrée et patriotique de la société. N’est-ce pas ironique que l’on en vienne à accuser de puritanisme les descendant·e·s de la génération soixante-huitarde, militant – entre autres – pour la libération sexuelle ? Cette mauvaise fois nous amène à penser qu’accepter le patriarcat comme étant constitutif de notre civilisation est bien trop douloureux pour nous autres, hommes blancs, et que l’immigration comme les volontés cosmopolites restent, ainsi que dans de nombreux domaines, un parfait bouc émissaire.

Quant à l’élévation du débat concernant la non-mixité, cette approche en est un parasite basé sur un postulat fumeux et titubant auquel les objections s’accumulent sans cesse. Ignorance et mépris restent maître-mots si l’on s’attache à confronter les divergences d’opinions sur ces espaces.

La récurrence de la polémique

Ce n’est pas la première fois que les espaces de non-mixité font parler d’eux ; en effet, ils avaient déjà fait l’objet de tumultes pendant les blocages du centre Tolbiac ou lors de l’organisation du festival afro-féministe Nyansapo. A ce sujet, une soixante-huitarde témoignait :

Nous, on manifestait pour l’émancipation de la femme, pour qu’elle soit libre à l’égale de l’homme ; pas pour qu’elle soit encore mise à l’écart aujourd’hui avec ces histoires de non-mixité.

Olga*, soixante-huitarde

Assez représentatif du regard commun autour des espaces de non-mixité, ce témoignage occulte le fait que c’est justement dans les années 70 que la pratique s’est enracinée dans le militantisme, en particulier avec le MLF (Mouvement de Libération des Femmes) qui refusait la présence d’hommes dans ses groupes de parole.

Et cet oubli est récurent ! La polémique ne cesse de ressurgir sans que de consensus n’émerge. On met cela sur le compte d’un sujet à fort potentiel émotionnel, faisant état d’oppresseurs et d’oppressées : chacun·e est assimilé·e à un rôle qui lui déplait de sorte qu’écoute comme pédagogie s’absentent des échanges. Cette dimension affective du débat s’avère palpable dans les témoignages que j’ai recueillis, souvent teintés de colère voire de lassitude.

Des espaces contre-productifs ?

Outre le parasitage intellectuel issu de la fachosphère, on voit émerger un argument central : celui disant que l’on ne peut pas intégrer les femmes à la société en les mettant seules et à l’écart et que, par conséquent, la non-mixité est un concept sexiste.

Comment voulez-vous que les femmes s’affirment au même titre que les hommes si elles se mettent elles-mêmes volontairement en retrait ?!

Sandrine*, femme d’affaire

Cette supposée auto-ségrégation touche même des organisations historiques de lutte contre les discriminations ! C’est par exemple le cas de la LICRA (Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme) qui s’est radicalement opposée aux espaces non-mixtes.

Mais, dans un pareil contexte de rejet des espaces réservés aux femmes, pourquoi certaines structures féministes s’entêtent à proposer des espaces non-mixtes ?

Les universitaires suisses Patricia Roux, Céline Perrin, Gaël Pannatier et Valérie Cossy s’appliquent à l’expliquer dans leur éditorial des Nouvelles Questions Féministes 2005/3 (Vol. 24) intitulé « Le militantisme n’échappe pas au patriarcat« .

Iels y affirment que la mixité est constitutive du sexisme intrinsèque aux « structures et pratiques militantes féministes » et vont jusqu’à caractériser les mouvements féministes intégrant des hommes par une « mixité à hégémonie masculine ». À ce constat, iels affirment que la mise en place d’espaces circonscrits aux femmes est la seule option dont elles disposent afin de « définir elles-mêmes les modalités par lesquelles elles veulent se libérer » de l’oppression sexiste.

La raison pour laquelle les espaces de non-mixité (quelle qu’elle soit) s’imposent est le pouvoir de censure des sujets exercés de manière consciente ou inconsciente par les dominant.e.s. […] L’enjeu est ici d’ouvrir une parole qui a tendance soit à l’auto-censure, soit à la dévalorisation par les « dominants » c’est à dire, dans notre société, les hommes cisgenres, hétérosexuels, blancs et à fort capital économique et culturel.

Aurélia, doctorante en droit européen / droit de la non-discrimination

Comme j’ai été amené à l’entendre de la part de nombreux·euses témoins, les espaces non-mixtes ne sont pas « interdits aux hommes » mais « réservés aux femmes ». Ils sont nécessaires à la libération d’une parole opprimée, en l’occurence celle des femmes. Mais, tels que nous le proposaient les auteurs de l’article évoqué ci-dessus, espaces mixtes et non-mixtes sont interdépendants et ne peuvent fonctionner efficacement l’un sans l’autre.

Les espaces de non-mixité ne doivent pas remplacer les espaces mixtes, mais les compléter.

Aurélia, doctorante en droit européen / droit de la non-discrimination

Un mâle de virilité contemporain

Christine Castelain Meunier, dans « Masculinités et familles en transformation« ,  affirme que « certains hommes, confrontés à des femmes davantage présentes qu’auparavant dans la sphère publique (ex. : le monde du travail) se seraient sentis remis en question, en perte de repère, ou du moins en redéfinition. » Les avancées vis à vis des discriminations de genre empiétant sur les privilèges masculins, les hommes se sentent froissés et marquent une forme de réticence au changement : non pas parce qu’on leur enlève des possibilités, mais parce qu’on partage leurs opportunités avec les femmes.

Là où, pour moi, les espaces non-mixtes peuvent être important, c’est pour donner la parole aux femmes sur des sujets de femme. Les hommes ont très souvent l’habitude de s’exprimer pour les autres (les blancs pour les noirs, les hétéro-cis pour les LGBT, etc).

Romane, jeune engagée

Et cette omniprésence des hommes est sociale, issue d’un conditionnement patriarcal profondément ancrée. Ils sont placés dans une posture d’oppresseur puisque leur environnement les y invite : qu’importe la bonne volonté d’une homme enclin au changement, les conventions font naturellement de lui un privilégié.

Étant témoin de certaines violences notamment conjugales, j’ai décidé de participer à une réunion réservée aux femmes afin de me débarrasser de ce fardeau mais aussi de supporter cette cause en soi. En y participant, j’ai compris à ce moment qu’effectivement, les espaces de non-mixité sont importants. S’il y avait des hommes dans la salle, je n’aurais pas osé aborder le sujet, j’aurais eu peur de leurs réactions.

Elise*, étudiante

Finalement, la non-mixité dérange parce qu’elle s’advient de l’avantage masculin, parce qu’elle renverse la balance en mettant à l’écart l’hégémonique sexe fort. Pourtant, et nous l’avons vu, l’enjeu de ces espaces réside dans une quête d’équilibre, entre femmes et hommes, entre ouverture et intimité, entre mixité et non-mixité.

*Ces prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

Alexis Leclerc–Dalmet
Illustration : ©Larry Tchogninou

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